Corliande

Auto édition

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1 avril 2012

Sociologie - Réseau salariat


Déchiffrer le réel


Aimer et défendre la féerie, le merveilleux, n’oblige nullement à s’enfermer dans une tour d’ivoire, même si la chose est tentante. Écrire, essayer de traduire par les mots des images, des sensations, des réflexions, c’est s’intéresser suffisamment au langage pour tâcher d’analyser l’utilisation qu’en font les médias, et tout type de pouvoir, ainsi que les conséquences de cette utilisation, souvent abusive et pernicieuse, sur la conscience autant que sur l’inconscient collectif. Car si le mot n’est pas la chose, il est un symbole puissant qui ne révèle pas seulement les pensées profondes, mais aide à forger celles imposées d’en haut, et qu’il nous est si facile d’adopter.

Pour une rêveuse telle que moi, aussi éloignée que possible des logiques comptables répondant aux enjeux économiques, décrypter le jargon de ceux qui prétendent faire autorité dans ce domaine n’est pas une mince affaire. Ce devrait être une nécessité pourtant, si l’on veut être acteurs et non spectateurs, victimes des décisions politiques prises généralement à notre insu, du fait de notre ignorance bien nourrie, et presque toujours dans la duplicité. 

Ce qui interroge, bouscule, et finalement convainc dans la démarche du Réseau salariat et du sociologue et économiste Bernard Friot, c’est cette complète remise à plat, cette attaque salutaire contre les préjugés, par la redéfinition ou la critique approfondie de formules, si bien martelées depuis des décennies qu’elles deviennent une vérité absolue pour la plupart d’entre nous. Pour comprendre le bien fondé des solutions que propose cette association, il est en effet indispensable de revenir sur nombre de concepts trompeurs. De par notre conditionnement, il est bien rare que nous sachions encore faire la différence entre travail et emploi ou salaire et revenu, pour ne citer que ces deux exemples-là, et c’est en partie parce que nous assimilons les uns aux autres que les décideurs nous manipulent aussi aisément, y compris ceux d’entre nous qui croient le mieux résister à leurs dogmes.


Bien sûr, il y a dans toute cette phraséologie propre aux dirigeants des expressions tellement odieuses qu’elles ne peuvent que nous choquer, pour peu que l’on y prête attention : Le marché du travail, qui fait de nous des marchandises, donc forcées de se vendre ; le coût du travail, qui nous assimile à une simple dépense pour notre employeur, impliquant l’idée incroyable que nous ne lui rapportons rien ; les charges patronales, pesant sur les entreprises (tout comme pèse sur elles, si lourdement, la masse salariale !) alors qu’il s’agit de cotisations qui bénéficient à tous ; et jusqu’à ce terme devenu si courant de pouvoir d’achat qui, en se substituant à celui de salaire, lequel n’en devrait devenir qu’une part de plus en plus réduite, nous présente au mieux comme des machines à consommer.

Certains de leurs arguments peuvent paraître vrais ou légitimes à première vue, tel le chômage des jeunes ou le problème des retraites dû à l’allongement de la durée de la vie. Or Bernard Friot, à travers son travail sur ce supposé « choc démographique » (voir son livre L’enjeu des retraites – édition La dispute, ou à défaut, écouter sa conférence présentée en vidéo sur le site de l’association ; elle est un peu longue, mais ses propos sont si clairs et si novateurs qu’ils méritent que l’on y consacre un peu de temps) nous démontre que ces « malheurs collectifs » ont été fabriqués de toute pièce afin de casser, et les salaires d’embauche, donc les salaires en général, et les pensions. De cela nous pouvions avoir l’intuition, mais il est bon de savoir exactement sur quoi celle-ci repose. 

Mais il y a bon nombre d’autres idées reçues ; exemples, celle, assez ancienne, selon laquelle ce sont les employeurs qui créent la richesse et font vivre les employés, non l’inverse, ou celle, plus récente et tout aussi sournoise, consistant à dire qu’étant déjà victimes de générations passées qui se seraient « goinfrées » à nos dépens, nous devrions nous serrer la ceinture pour « protéger » les générations futures. En fait, de tous temps, mais aujourd’hui plus encore qu’hier par le biais de dividendes et de taux d’intérêt, il n’y a qu’une minorité qui se goinfre, et d'abord au détriment de ses contemporains (puisque l’économie c’est l’échange de valeurs et que celui-ci ne se fait qu’au présent).

A tout cela Bernard Friot oppose, non pas un système, mais une pensée révolutionnaire qui peut dérouter au premier abord : L’ennemi du travail, c’est l’emploi nous dit-il, car celui-ci n’est qu’une convention, un cadre décidé et entièrement maîtrisé par les employeurs, par ailleurs cause première du chômage, et souvent nuisible au bien public. Il nous invite au refus de la solidarité (intergénérationnelle, par exemple) qui, sous des dehors fédérateurs, implique néanmoins la conception fausse et condescendante du financement des inactifs par les actifs, alors que tous sont créateurs de richesse. Il nous met en garde contre des revendications qui peuvent nous sembler justes mais qui, par l’absurdité du raisonnement qui les sous-tend, contribuent à brouiller les pistes, entre autres celle réclamant que l’on ponctionne le capital comme on ponctionne le travail, suggérant par là que ces deux entités sont distinctes, alors que le capital est en lui-même une ponction sur le travail. Il nous rappelle que les cotisations ne sont pas prélevées sur les salaires mais en font partie intégralement, et que par conséquent leur baisse pour l'employeur doit être analysée comme une baisse du salaire total (j’ajouterai en outre qu’elles ne peuvent nous paraître élevées que parce que les salaires sont beaucoup trop bas !). Il dénonce enfin les investisseurs, jugés par principe indispensables alors qu’ils sont parasitaires en ce que, précisément, ils n’investissent pas (possesseurs de titres, donc de droits de propriété lucrative, ils n’apportent pas d'argent !), mais à l’inverse nous spolient en même temps qu’ils nous aliènent.

Comment cette société capitaliste parvient-elle à nous rendre à la fois coupables lorsque nous sommes employés, parce que coûtant trop cher aux entreprises, et coupables lorsque nous sommes chômeurs, parce que coûtant trop cher à la communauté ? Comment peut-elle transformer en valeur marchande tout ce qui par définition n’en est pas, qu’il s’agisse de santé publique, d’enseignement ou de culture ? Comment, suite à la répétition disciplinée d’un slogan, des gens se sentent-ils « pris en otages » par des grévistes, quand ils ne le sont jamais par ces patrons qui les volent, les enchaînent à des postes de travail qu’ils ne peuvent quitter sans autorisation, dictent leur conduite, décident de leurs droits au salaire et leur infligent des horaires parfois pénibles qu’ils doivent respecter sous peine de sanction ? Comment des salariés de la grande distribution, parce qu’ils sont privés d’augmentations depuis tant d’années, en arrivent-ils à manifester pour l’ouverture des dimanches, supposés être, et surtout rester, bien rémunérés ? Comment, en corollaire à tout ce qui précède, en sommes-nous réduits à devenir en toute bonne foi les porte-parole de ceux qui nous exploitent ? Et comment pour finir a-t-on réussi à faire de nous des demandeurs d’emplois, alors que l’emploi est avant tout une contrainte, prix de notre légitimité à vivre sans dépendre matériellement d’autrui, mais si souvent mal vécue ; et que dans bon nombre de cas cet emploi, en plus de nous briser physiquement et moralement, nous oblige à tant de soumission, de reniements, de négation de ce que nous sommes profondément, nous menant parfois jusqu’à la dépression et au suicide ?

Les propositions du réseau salariat, relativement simples à mettre en pratique, vont cependant se heurter à des résistances de toutes natures, et malheureusement, pas seulement du côté du pouvoir. L’idée d’une qualification universelle accompagnée d’un salaire à vie rencontrera la critique de tous ceux qui, perpétuant inlassablement les idées reçues, quel que soit leur niveau social, voient déjà les chômeurs ou les travailleurs précaires comme des « assistés » qui ne « veulent pas travailler », ou les fonctionnaires, surtout s’ils sont grévistes, comme des gens qui ne font pas grand-chose et s’accrochent à des « privilèges ». Quant à la suppression du droit de propriété lucrative, vrai privilège celui-là, à ne pas confondre avec la propriété dusage (la maison que vous habitez), je crois entendre d’ici les cris d’orfraie.

Mais surtout, ce que Friot nous présente comme étant l’outil d'une possible SOLUTION, d’ailleurs si évidente après ses explications, est précisément ce qui est continuellement montré du doigt, tant dans la sphère politique que dans les médias (et par conséquent dans l’esprit de la plupart des gens) comme étant le PROBLÈME, seul et unique responsable de tous nos maux. La généralisation au secteur privé de la qualification et du salaire mutualisé de la fonction publique, ou du salaire continué des retraités, ce que nous appelons communément dépense publique sera forcément regardée au mieux par la majorité comme un anachronisme (car le modernisme c’est la loi du marché !) ou une douce utopie (car les caisses sont vides et nous sommes surendettés !) alors qu’il ne s’agit, en se débarrassant du capitalisme, lequel a créé la dette et fait chaque jour la preuve de son impéritie, que d’étendre et de prolonger ce qui fonctionne déjà au présent. Mais si tel est le cas, me direz-vous, si cela fonctionne, alors comment avons-nous pu intégrer l’idée que cela ne fonctionne pas, ou moins bien, ou que cela ne fonctionnera plus dans un avenir plus ou moins lointain ? C’est évidemment pour le système capitaliste et ses profiteurs, et pour les politiciens qui les soutiennent (ce sont d’ailleurs parfois les mêmes), que cette part de richesse qui leur échappe encore est un problème. Tout l’intérêt pour eux est donc de nous faire croire que ce problème, le leur, en est un aussi pour nous. Et afin d’imprimer en nous cette opinion, ils disposent d’un arsenal d’idées préconçues, de concepts et de mensonges largement relayés par les manageurs, la presse et la télévision, tel l’omniprésent Alain Duhamel assénant, à propos d’un éventuel référendum sur les retraites, «on peut aussi demander aux Français de décider s'il faut ou non supprimer la pluie au printemps» !… 

Cette idéologie mise en œuvre avec tant de zèle, et de façon si insidieuse, il nous faut la combattre avec acharnement. Redonner aux mots leur véritable sens, chercher à détecter celui qui se dissimule derrière leur utilisation frauduleuse, et attribuer aux choses le mot véritable qui les désigne, cela est primordial, si l’on veut sortir de l’impasse. Il nous faut mettre en doute tout ce qui, résultant d’un choix politique ou économique, nous est vendu quotidiennement comme une vérité absolue, une loi naturelle, sorte d'extension du darwinisme, un autre changement climatique auquel nous serions forcés de nous adapter. Il faut en outre, et cela peut sembler difficile, refuser de céder au pessimisme, lequel serait une aubaine pour tous ceux qui savent tirer profit de nos renoncements. La démarche du réseau salariat dans ce sens est revigorante. Certes, il est toujours permis de rêver. Mais si nous savons par instinct que le capitalisme actuel continue de se construire sur des impostures et des escroqueries, et si nous voulons en finir avec la violence sociale qu’elles engendrent, il est nécessaire d’en comprendre tous les mécanismes pour mieux les démasquer. Et pour cela, nous, rêveurs impénitents, nous pouvons nous inspirer du travail de cette association qui, parmi d’autres, et loin de tout misérabilisme, de toute capitulation, nous aide à déchiffrer le réel. 

Je ne saurais trop vous conseiller d’aller faire un tour sur le site de l’association Réseau salariat. Vous y trouverez pas mal de pistes, d’idées nouvelles et d’éclaircissements suite à certains de mes propos qui pourraient vous sembler quelque peu obscurs.

Lire aussi l’interview de Bernard Friot par Olivier Gasnier, parue en mars 2011 sur le site Les allumés du jazz

Le nouveau livre de Bernard Friot, L’enjeu du salaire, vient de paraître aux éditions La dispute.
                                                                                                                                           
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3 commentaires :

  1. Bonjour,

    J'ai découvert au hasard de deux mots entrés dans mon moteur de recherche préféré votre article que j'ai lu avec bonheur.
    Il aurait toute sa place sur le site du Réseau Salariat.
    Bien cordialement,

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  2. Bonjour,

    Je me permets de vous signaler un lien mort. Enfin, pas vraiment mort, juste blessé... c'est celui qui mène vers la section vidéos du site :
    http://www.reseau-salariat.info/videos
    (il y a maintenant un "s" à "video")

    Merci pour cet excellent billet. C'est bien résumé.

    Yvan

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    Réponses
    1. Bonjour Yvan,

      Merci à vous pour votre appréciation, ainsi que pour la mention du lien blessé, auquel je me suis empressée d'apporter mes soins.

      Isabelle

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