Corliande

Auto édition

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Quelques extraits de Corliande


Livre premier

Premier extrait, chapitre II :


Surgissant par-dessus la montagne, le soleil s’apprêtait à la coiffer d’un casque d’or. Une belle journée s’annonçait. Les enfants se prirent par la main pour suivre l’étroit ruisseau, dont le chuchotement familier suggérait un timide au revoir, car en son lit finissait Corliande et sa douceur de vivre. Salués au passage par le chant d’un rossignol, ils marchèrent en silence, imprimant leurs pas sur le sol moussu, attentifs au moindre bruissement. De temps en temps, venu des arbres, un frisson les parcourait. Balançant leurs branches abondamment feuillues, comme des éventails, ils semblaient interdire au soleil l’accès de leur froide demeure. Puis, en se retournant, ils aperçurent l’entrée de la clairière, brèche de lumière formant avec ce sombre décor un contraste saisissant. Prenant alors brusquement conscience de ce que signifiait leur départ, ils éprouvèrent un vague sentiment d’inquiétude. Peut-être avaient-ils surestimé leur courage ? Mais refusant de s’avouer leurs craintes, et continuant d’avancer, ils reconnurent bientôt le doux murmure de la cascade, et sa fraîche musique les réconforta.
            Au seuil de la forêt, ils passèrent sous la voûte entre les chênes et purent à nouveau contempler un morceau de ciel. Face à eux se dressait l’un des quatre géants de pierre. L’obstacle eût été infranchissable si Serylia n’avait rapidement trouvé le passage secret, foré jadis par Prosédis, et que Péristère lui avait enseigné. C’était un tunnel sombre, dont l’entrée se cachait sous une multitude d’herbes sauvages. Le traverser ne fut pas une mince affaire. Ils tâtonnèrent longtemps, dans une obscurité toujours plus intense, avant d’atteindre la sortie. Mais les plaines parsemées de fleurs s’étalant ensuite à perte de vue les dédommagèrent au centuple. Jamais leur regard n’avait porté aussi loin.
            — Regarde Baltos, comme le monde est vaste ! s’exclama la jeune fille en écarquillant les yeux.
Pour la première fois ils voyaient le ciel rejoindre la terre. Car de leur village, cerné d’arbres et de montagnes, il semblait n’être que le toit, où l’astre lumineux pointait tard après l’aube, et disparaissait bien avant la tombée de la nuit. Libérés de leur décor familier, ils réalisèrent soudain combien ils étaient minuscules, et leur désir de conquête en fut renforcé. D’un pas léger, poussés par un vent timide et frais, ils se remirent en marche. Toute appréhension avait maintenant disparu, faisant place à un enchantement sans cesse renouvelé devant la beauté du paysage. Les narcisses, primevères et campanules se fondaient en pastels délicats, rehaussés par endroit du vermillon éclatant quoique fripé des coquelicots. Plus loin, parmi les pensées sauvages aux tons veloutés et variés, apparurent d’autres fleurs, beaucoup plus belles encore, et parfaitement inconnues des habitants de Corliande. Baignées de voiles blancs et brumeux, les premières collines se profilaient à l’horizon. Après avoir marché plusieurs heures, ils s’installèrent au milieu d’un champ pour prendre leur repas. Mais cet intermède copieux eut pour effet secondaire d’inciter Baltos à la paresse. Quel besoin avait-il donc de se rendre au bout du monde quand il y avait tant à voir ici et qu’il y faisait si bon ? Passionné depuis toujours par les insectes, il avait trouvé sous chaque pétale matière à étude et s’était mis en devoir de consigner par écrit ses moindres observations. Pour l’amener à repartir, Serylia dut insister beaucoup, protestant qu’un abandon prématuré de cette entreprise à peine commencée ne pourrait que les couvrir de ridicule. Il se leva donc et se consola en pensant qu’il rencontrerait bien d’autres animaux étranges au cours de leur périple.
            Bientôt, l’air s’emplit d’un mélange parfumé de chèvrefeuille et de lavande. Couverte de bruyère, la plaine commençait à onduler. Il fallait lutter, à présent, pour se frayer un chemin parmi toutes ces herbes de plus en plus hautes. Ils n’abordèrent la région des collines, peuplée de sylphes et de nains, qu’en fin d’après-midi. Ils savaient qu’avant d’atteindre le premier village habité, ils devaient au moins escalader la plus élevée de toutes. Arrivés au sommet, fiers d’avoir vaincu leur appréhension mais épuisés, et refusant d’aller plus loin, ils se laissèrent tomber sur le sol.  Le jour finissait tout doucement. Assis sur un lit de verdure, ils regardèrent avec éblouissement le ciel majestueux se parer de son riche manteau crépusculaire. Des dentelles de nuages pourpres et orangés dessinaient des motifs changeants sur l’étoffe d’un bleu profond brodée de fils d’or. Voyant l’astre de feu ainsi posé sur la terre, juste avant d’y être englouti, la jeune fille se souvint tout à coup d’une vieille légende qu’elle avait puisée dans la bibliothèque. Elle évoquait l’un de ces voyageurs imaginaires qui, ayant quitté Corliande à la tombée du soir, était devenu fou par la vue inattendue d’un simple coucher de soleil. Croyant avoir découvert de l’or en fusion à l’horizon, lequel, dans son ignorance, lui semblait à quelques pas, il avait marché dans sa direction, et, comme cette vision reculait sans cesse, n’avait jamais pu l’atteindre. Puis, le voyant disparaître, il avait creusé le sol, pensant que cet or y était enfoui, et s’était lui-même enterré. Cette histoire, dont Prosédis n’avait pas manqué de souligner la naïveté au retour de ses voyages, tout en s’étonnant qu’il y soit fait mention d’un phénomène céleste invisible à Corliande, était d’ailleurs citée en exergue par Tyvestre, dans son « étude sommaire des contes et récits imaginaires et de leurs néfastes prolongements ». Le savant, toujours virulent dans ses critiques, y voyait une illustration symboliquement éloquente des funestes conséquences du rêve.

Deuxième extrait, chapitre III :

 
            ... Un peu plus tard, lui emboîtant le pas, ils sortaient de la forêt, puis prenaient la direction du nord. Mais ils n’avaient guère fait plus de cent mètres que déjà le Deis Paesina se déroulait autour d’eux comme un somptueux décor, fidèle réplique du monde en miniature offrant à la vue ses multiples reliefs. De chaque côté du chemin, ils virent ainsi apparaître, puis disparaître, de vastes plaines calmes et nues s’étirant vers l’infini, veinées de minces filets d’argent ; des collines verdoyantes, moelleuses et fleuries, entre lesquelles s’insinuaient des torrents aux lits pavés de pierres ; de grandes étendues désertiques, demeures de stèles d’argile sans mémoire ; des bosquets aux feuillages multicolores dansant sous la brise ; des monts aux cimes enneigées luisant sous le soleil, et aux pieds chaussés de grandes forêts de sapins bleus ; et un peu partout, posés aux creux des vallées, ou sur les sommets de volcans éteints, des lacs de turquoise et d’émeraude, fragiles miroirs à l’usage du ciel, frissonnant de toutes leurs vaguelettes. Pour venir à bout de ce panorama, une seule matinée suffit, comme à ces géants capables de parcourir une chaîne de montagnes, en sautant simplement de l’une à l’autre. Mais ils n’étaient pas des géants, et leur allure était lente. Seul le paysage pouvait expliquer ce prodige, plus capricieux ici, sur la route du nord, que partout ailleurs sur la terre. Tant captivés par la contemplation de ces tableaux vivants, qui défilaient trop vite, que par les propos de la biche, les corliandais laissèrent longtemps celle-ci parler seule.
            — Les sages ont un savoir immense, disait-elle, et leurs réflexions les entraînent en des lieux inexplorés. Comme la plupart des créatures qui peuplent nos régions, ils sont nés du Chaos, et parmi les premiers. Mais avant eux, furent créés d’autres êtres qui leur ressemblaient. Les forces secrètes purent ainsi élaborer plusieurs modèles successifs, dont elles amélioraient chaque fois la conception, avant d’obtenir les dieux parfaits qu’ils sont aujourd’hui. Leurs prédécesseurs ne sont pas oubliés, et logent eux aussi au palais, entre les murs de gemmes. Mais si les sages règnent en ce pays, c’est pour leur bonté et leur sens de la justice, plus encore que pour leur puissance. Sans eux, le Deis Paesina serait livré aux chimères malfaisantes, et déchiré par la guerre ancestrale qui oppose les dieux rampants et les dieux volants. Ce ne serait plus qu’un gigantesque et terrifiant champ de bataille, théâtre de crimes odieux que les anges seuls auraient bien du mal à entraver. Le pouvoir des sages, dépassant celui de tout autre, ne se manifeste que rarement, et jamais par la terreur ni la violence. Ils consacrent leur temps à la méditation, et leur pensée se diffuse à travers nous comme la sève dans les arbres. C’est pourquoi, retenus en leur palais minéral, ils ont confié aux anges, pourvus d’ailes et de sabots, le soin de préserver la paix sur toute l’étendue du pays.
            — Quelle est donc cette guerre ancestrale dont tu parlais à l’instant ? demanda Baltos.
            — Son origine est fort lointaine. Elle remonte au temps où les frontières étaient absentes, à l’intérieur du Deis Paesina. À l’époque, la jungle était la reine incontestée de ces lieux, croissant partout où elle pouvait, et nous, les guides, n’existions pas encore. N’étant attachés à aucune province particulière, les dieux étaient libres d’aller où bon leur semblait. Il en résultait un désordre bien naturel, qui sans doute eût longtemps perduré si un jour n’avait éclaté une terrible querelle entre les reptiles et les oiseaux. Nul ne put comprendre quelle en était la véritable cause, mais d’autres suivirent bientôt, déchaînant des batailles sans fin qui, les divisant en deux clans, firent d’eux à jamais des ennemis mortels. Constatant la gravité de ce conflit absurde, et redoutant qu’il se généralise, les sages décidèrent, au terme d’un de leurs premiers conseils, la partition du Deis Paesina. À ces deux tribus, ils distribuèrent les terres les plus éloignées du pays. Ainsi, les reptiles se virent confier les grandes steppes arides, et plus loin, le désert de dunes qui s’étend à l’ouest. Les oiseaux, quant à eux, furent contraints de régner sur l’est et ses marécages, avec ses plateaux bordés de falaises. Au fil des ans, hélas ! cette haine s’est nourrie, aggravée d’innombrables griefs.


Troisième extrait, chapitre VI :

 
            ... Retenant leur souffle, les enfants s’engouffrant après les chevaux pénétrèrent dans un vestibule clair comme le jour. Les murs étaient de célestine et le plafond de topaze bleue, lactée par endroit, tel un ciel nuageux. Au milieu de la pièce, sur une console, se trouvait un sachet rempli d’un mélange de poudres de pierres que les sages avaient fait préparer pour soigner le bras du garçon. Appliqué sur sa plaie, ce remède magique lui ôta instantanément la douleur, et, par une action répétée, devait, dans les jours qui suivirent, en effacer toute trace. Un couloir d’un bleu plus sombre les attendait, dont le plafond de fluorine et les parois lisses de lapis-lazuli, incrusté de myriades de petits points scintillants, donnaient aux visiteurs l’impression d’évoluer au milieu des étoiles. À l’extrémité, une brèche en forme d’arc, à courbe irrégulière et dentelée, s’ouvrait sur la plus grande salle du palais, la seule pouvant contenir tous les dieux du pays. Pour la traverser, ils durent marcher plus d’une heure. Elle était faite d’une seule pierre : un quartz brut, d’un magnifique rose pâle. Au début, la lumière étincelante que diffusaient ses cristaux aveugla les petits corliandais. Puis leurs yeux s’adaptèrent, et ils purent admirer la beauté de la roche granuleuse aux nuances délicates, aux innombrables saillies coupantes. L’immense dôme, divisé en multiples voûtes et ogives, reposait sur de larges piliers, témoins silencieux du conseil des sages. Tout en marchant, Serylia essayait de se représenter la scène, attribuant à chaque race de dieux la place qui, selon elle, lui revenait : « Les murs et le plafond doivent être tapissés d’insectes », se dit-elle ; et déjà, elle croyait voir les abeilles, papillons d’or et libellules envahir les lieux en bourdonnant ; « les anges encerclent la salle et, du coin de l’œil, observent les chimères, parquées tout au fond ; incapables de prendre part aux débats, celles-ci ne cessent de discuter entre elles, dans leur charabia incompréhensible ; juste devant, il y a les araignées, qui ne demandent rien à personne, et à qui personne ne demande rien ; tout près de la grande table du conseil, d’un côté, se tiennent les oiseaux : les petits gazouillent et battent des ailes bruyamment, les sombres cormorans se contentent d’observer le silence et les aigrettes se toilettent en se désolant de ne pouvoir contempler leur image ; de l’autre côté sont les reptiles : les serpents rampent et s’enroulent autour des colonnes, les varans écoutent, les scinques dorment, les caméléons glissent quelques paroles habiles à l’attention des sages ; et à l’avant, les chefs des deux clans, hérons et iguanes, se lancent insultes et menaces par-dessus les singes qui se tiennent au milieu ; ces derniers arbitrent la rencontre, les étudient tour à tour, les imitent, et tournent leurs propos en dérision ; cela fait beaucoup rire le conseil et met les deux tribus hostiles dans une colère terrible ; elles partent d’ailleurs avant la fin ; séparément, bien entendu ! Et puis il y a les guides, avec notre chère Diaphée : ils sont installés au centre de la pièce, attentifs et discrets ; derrière eux, jusqu’aux araignées, tous les autres dieux attendent leur tour pour présenter des doléances ; enfin, il y a les sages, pour l’instant sans visage, essayant de mettre de l’ordre dans tout cela... »
Brusquement, la jeune fille sursauta. Lyance venait de parler d’une voix minérale qui se répercutait d’un mur à l’autre. Ses pensées s’évanouirent alors, et elle réalisa qu’à part eux, la salle était vide.
            — Les sages vont bientôt vous recevoir, disait l’ange. Mais avant tout entretien, vous avez sans doute besoin de repos. Une chambre aux murs d’opale a été préparée pour vous. Elle se trouve au-delà de celle des modèles.
À ces mots, Baltos se souvint des propos de Diaphée : « les forces secrètes purent élaborer plusieurs modèles successifs avant d’obtenir les dieux parfaits qu’ils sont aujourd’hui. » Il se demanda de quelle espèce animale il pouvait bien s’agir.
            — À quelle date aura lieu le prochain conseil ? demanda Serylia.
            — Dans moins d’une semaine, répondit Eoliance.
            — Pourrons-nous y assister ?
            — Non. Seuls les dieux sont admis à siéger quand s’ouvre la séance.
            — Oh, quel dommage ! J’aurais tant aimé être là. Combien de temps dure-t-il ?
            — Neuf jours.
            — Et que se passe-t-il pendant ce conseil ? intervint le garçon.
            — Il arrive que certains problèmes graves y trouvent une solution. Mais c’est là surtout l’occasion de nous rencontrer, de confronter nos différences et d’abolir ainsi les distances qui nous séparent. Les sujets que l’on y traite ne sont pas tous d’égale importance.
            — Sera-t-il question de nous, dans celui qui se prépare ?
            — Probablement. Mais il m’est difficile de vous le dire. Du reste, Lyance et moi n’y assisterons pas.
            — Pourquoi ?
            — Parce que nous serons loin d’ici, les sages vous le diront.
            — Et nous, qu’allons-nous devenir ? reprit la jeune fille.
            — Vous aussi, vous aurez quitté ce pays. Vous ne pourriez rester. Toute vie est impossible au Deis Paesina pendant ces neuf jours.
            — Pourquoi ?
            — Parce que Xeram reprend ses droits, murmura Lyance.
            — Xeram ?...
Serylia fit une pause, juste le temps de laisser ce nom lui revenir en mémoire. À deux reprises, elle l’avait entendu, prononcé par la biche, et s’était promis d’en demander plus tard la signification.
            — Qu’est-ce que Xeram ? poursuivit-elle, est-ce le vent ?
            — Le vent... et le reste.
            — Que veux-tu dire ?
            — La nature entière. Telle une reine antique, elle se réveille d’un long sommeil, tout à coup livrée à elle-même. Forêts, landes, dunes et falaises lui appartiennent. Alors elle les transforme au gré de sa fantaisie. Libérée de notre emprise, elle impose un ordre sauvage, qui exulte, après avoir été trop longtemps contenu. Les rochers s’effondrent, les volcans explosent au creux des montagnes, les fleuves débordent, et l’air lui-même atteint un tel degré de densité qu’il devient irrespirable pour de simples mortels.

Livre deux

Premier extrait, chapitre II :

              ... Alors surgit l’un des six nains, qui s’interposa pour faire la révérence. Il portait un vêtement d’une seule pièce, bouffant, rayé rouge et vert de la tête aux pieds, ainsi que des chaussons aux bouts relevés, enroulés en boucles et un chapeau dont la longue pointe ornée d’un grelot lui balayait le dos. Cependant, malgré sa taille trop petite et disproportionnée, et l’aspect volontairement comique de sa tenue, il parvenait à être infiniment moins ridicule que ses maîtres.
            — Voyons, majestés, dit-il, je ne puis vous laisser faire une chose pareille ! Enfermer cette demoiselle ? Où, avez-vous dit ? Dans la salle des pantins ? Allons ! c’est stupide ! Qu’y ferait-elle ?
            — N’écoutez pas ce bouffon, intervint le conseiller du sixième roi en contournant le trône pour avancer vers lui, comme toujours, il cherche à semer le doute dans vos esprits. Il ne s’agit évidemment pas qu’elle y fasse quelque chose, peste de saltimbanque ! Nous voulons précisément l’empêcher d’agir !
            — L’empêcher d’agir ? Se priver de main d’œuvre ? Quel gâchis ! Mais regardez-la donc, elle semble en parfaite santé ! Avez-vous remarqué la facilité avec laquelle elle se déplace ? Tenez ! acrobate, elle accomplirait des merveilles, j’en suis sûr. Donnez-la-moi, je pourrais la former...
            — Il n’en est pas question ! En faire une acrobate ? Mais c’est une criminelle ! Elle sera reconvertie !
            — Voyons Éminence, vous savez comme moi ce qu’une reconversion peut entraîner de désastres. Après cela, il est évident qu’elle ne sera plus bonne à rien.
            — C’est exactement notre but, et il ne vous appartient pas de juger de son sort, pitre que vous êtes ! Votre fonction d’amuseur ne vous y autorise pas, et s’il vous démange de plus en plus souvent d’oublier ce principe, sachez que je serai toujours là pour vous le remettre en mémoire.
À chacune de ses phrases, le ton du conseiller montait, et son expression se faisait plus menaçante. Cependant, l’autre ne se laissa pas impressionner.
            — Pardonnez-moi messires, dit-il, je suis peut-être sot, mais je ne saisis pas ce que vous tous, ici présents, avez à lui reprocher.
            — Alors c’est que vous êtes sourd en plus d’être sot ! Puisqu’on vous dit qu’elle a arrêté le cours du temps !
            — Ah ! Arrêté le cours du temps !... Mais, au fait, est-ce là un si grand crime ?... Sires ! c’est à vous que je m’adresse !
Les six rois sursautèrent à cette brusque interpellation tandis qu’une crainte subite modelait des formes changeantes et risibles sur leurs figures peinturlurées.
            — C’est un crime affreux ! déclara le premier d’une voix tremblante.
            — Terrible ! renchérit le deuxième.
            — Horrible !
            — Épouvantable !
            — Odieux !
Le sixième avait bien ouvert la bouche, mais il restait muet, ne trouvant apparemment rien à ajouter.
            — Goinfres que vous êtes ! lança-t-il finalement à ses frères, vous vous êtes empiffrés de mots, et ne m’avez rien laissé !
            — Bonté divine ! reprit le nain, que de grandes épithètes pour un seul crime ! Expliquez-moi donc pourquoi il est tout ce que vous dites.
            — Allons donc, vous le savez très bien.
            — Sires, je ne suis qu’un pauvre bouffon, je ne sais rien.
            — Voyons, mon cher Thibaut, si le temps s’arrête, c’est la fin du monde, la mort assurée pour chacun d’entre nous.
            — Ah, je comprends... Mais, dites-moi, si cette fillette avait bien commis ce fameux crime aux cent noms, alors nous tous, ici présents, nous devrions être morts !
Un grand silence suivit ses paroles, les affres de la réflexion ayant plongé les souverains dans un brouillard dont ils ne semblaient pas près de sortir.
            — Majestés, continua le nain, si je puis me permettre une remarque : l’arrêt des pendules ne signifie pas l’arrêt du temps. Méfiez-vous donc des conseils des autres. Un jour viendra où ils vous feront croire à votre propre trépas tandis que vous vivrez encore.
            — Assez ! C’en est trop ! Ce que vous dites là est très grave. Il peut vous en coûter l’emprisonnement à vie, proféra le mentor du sixième roi.


Deuxième extrait, chapitre IV :

            ... C’est en proie à toutes ces réflexions qu’il traversa en sens inverse la forêt de corail, puis le cimetière d’épaves, ne prêtant plus aucune attention à ce qui l’entourait. Algor allait toujours devant lui, de sa nage sautillante, et se taisait obstinément. Quand ils empruntèrent le sentier menant au palais de nacre, tandis qu’il pénétrait dans le fluide lumineux, de nouveau envoûté par le chant fantôme des ondins disparus, Baltos surnageait encore dans son propre océan de doutes et d’incompréhension. Oui, décidément, plus que le couple royal, plus que l’inaltérable clarté ou que les voix ensorcelantes, plus même que la haine et le ressentiment, c’était bien la folie qui régnait en ce lieu fantastique. Au loin, il voyait grandir le château de ses hôtes, somptueux, éclatant de pâles reflets iridescents sur le fond turquoise, émeraude et multicolore du royaume de l’Onde. Il se demandait comment réagirait la reine. Il n’était plus question de mentir, à présent. Ce recours lui paraissait aussi sot que dérisoire. De plus, il avait la conviction que le dragon de mer savait la vérité. Elle serait déçue, probablement. Elle ne pouvait attacher plus de prix à ces galets qu’à la mort du monstre, qui les avait volés pour d’obscures raisons. Ou bien était-ce le vol en lui-même, qui leur avait donné tant de valeur à ses yeux ?...

            À mi-chemin, une dizaine de dauphins vinrent à leur rencontre. Encouragé par son compagnon, le garçon leur confia l’écrin, et l’un d’eux, le portant sur son dos, fila tout droit le remettre aux ondins et les prévenir de son retour. Les autres étaient restés autour de lui, et l’encourageaient joyeusement. Malgré cette plaisante escorte, il était épuisé lorsqu’il franchit le portail pour être enfermé dans le sas. Enlevant son casque d’air avant même que l’eau ne fût entièrement évacuée, il ressentit un soulagement immense à respirer sans son aide. Se défaisant de ses brodequins, et marchant vers le couloir de verre, il se trouva plus lourd, voire plus maladroit que dans l’Onde, et eut néanmoins la sensation très nette, irremplaçable, d’être redevenu lui-même. Tous les ondins s’étaient rassemblés autour du coffre, posé solennellement au centre de la salle de réception, sur un coussin d’argent velouté brodé de perles. Parmi eux, il y avait même des enfants, fils et filles-poissons visibles pour la première fois, déjà pourvus de leurs longues chevelures, et de ce regard clos que revêtaient leurs yeux éternellement ouverts. Le petit corliandais se présenta devant eux avec une certaine appréhension, bien qu’étant revenu indemne et victorieux. Dans l’ensemble, les visages tournés vers lui étaient impassibles, comme toujours. Cependant, la reine souriait, et son rayonnement n’en était que plus grand.
            — Étranger, lui dit-elle avec douceur, oubliant un peu vite les mots prononcés le matin, il m’est infiniment plaisant de constater que nous avions raison de croire en vous. Nous en voici à présent remerciés. Ce trésor est pour nous plus précieux que la vie, car lorsque la vie s’éteint ici, elle s’allume ailleurs et se perpétue, tandis qu’aux yeux des ondins, rien ne peut remplacer ces joyaux... Mais je doute que vous puissiez comprendre cela.
            — En effet, répondit Baltos. Je dois vous avouer qu’en sortant de la grotte, sur la demande d’Algor, j’ai soulevé le couvercle et regardé les pierres. Elles m’ont parues bien communes et bien ternes.
            — Seriez-vous insensible à la beauté ?
            — Non, je ne pense pas, mais… posséderaient-elles une beauté invisible pour moi ?
            — Que l’on ouvre le coffre ! ordonna la reine.
Deux de ses sujets obéirent sur-le-champ, puis s’écartèrent, révélant son contenu à la vue du garçon, qui ne put retenir un cri de ravissement. De dessous le couvercle jaillit une véritable explosion de lumière. Les aigues-marines, allant du bleu pâle, translucide, légèrement teinté de vert, à ce mélange intense d’azur et d’émeraude, étincelaient en jetant leurs feux de toutes parts. Leur magnificence était sans égale.
            — Je... je ne comprends pas ! s’écria Baltos, comment est-ce possible ? Je puis vous assurer qu’il n’y avait là, tout à l’heure, qu’un tas de cailloux gris !
            — Bien entendu ! intervint le roi, la pieuvre n’était-elle pas à proximité, pour les enlaidir ? Cela ne fait que confirmer l’authenticité de nos droits. Leur beauté ne peut se révéler qu’en ce royaume, auquel elles appartiennent sans discussion.
            — C’est exact, reprit la reine. C’est ici qu’elles doivent demeurer, pour y resplendir à jamais. À présent que vous avez tué le monstre, elles ne quitteront plus le palais de nacre.
Troisième extrait, chapitre VI :


          ... Tandis qu’il achevait sa phrase, le trio venait de gravir une petite côte, au sommet de laquelle on voyait de nouveau l’horizon qui leur parut briller de l’éclat d’une lame. C’était Abatt, étendant ses fortifications aux reflets métalliques dans la campagne et se claquemurant à l’intérieur comme sous un bouclier. À distance, l’acier pesant, épais, inaltérable de cette enceinte, tranchant sur la douceur verdoyante du paysage, semblait déjà mettre en garde les visiteurs. En effet, si sa façade miroitante capturait les rayons solaires, ce n’était que pour les renvoyer autour d’elle sans en restituer la chaleur, de sorte que l’on éprouvait à la regarder le désagrément d’une gifle ou d’un souffle glacial. Un peu en retrait de la route, ils aperçurent bientôt Fergance et Morgance, dissimulés sous un bosquet, arrivés depuis peu et les attendant pour faire avec eux leur entrée. Ensemble donc ils parcoururent avec lenteur et majesté le reste du chemin, faisant résonner leurs pas sur la chaussée pavée qui les répercutait au devant d’eux. Sur des miradors, placés de part et d’autre du grand pont-levis, d’acier également, se tenaient des hommes en armure, prêts à signaler toute offensive. Mais comme on ne pouvait soupçonner un enfant, même escorté de quatre chevaux ailés, d’avoir des pensées belliqueuses, ils n’hésitèrent pas à ouvrir la porte à leur approche, en tournant avec peine deux énormes manivelles, dans un vacarme assourdissant de chaînes qui fit trembler le sol sous les sabots des anges. Alors ils pénétrèrent dans la cité. Juché sur le dos d’Eoliance, Baltos se mit à écarquiller les yeux en les jetant de tous côtés avec un étonnement mêlé d’effroi. Car si ses préjugés concernant la race humaine avaient été quelque peu battus en brèche par la rencontre de paisibles villageois, les hommes qu’il voyait ici étaient d’une autre sorte. La plupart étaient plus grands que la moyenne, larges et robustes, sans être corpulents, et bardés de fer des pieds à la tête, celle-ci étant généralement coiffée d’un casque. Et ceux qui n’en portaient pas ne pouvaient guère se distinguer par leur chevelure, car ils avaient le crâne entièrement rasé. En bon corliandais, associant cette idée à celle de la mort, il fut saisi d’horreur à cette vision, ne pouvant comprendre que rien ne fût autorisé à pousser sur cet épiderme stérile. Mais peut-être étaient-ils tout aussi désertiques à l’intérieur ? Leur peau était d’une pâleur mortelle. L’expression que revêtaient leurs traits alliait l’indifférence à la férocité, et s’il était vrai qu’ils s’étaient assagis, on n’osait imaginer ce qu’ils avaient dû être au temps de leur gloire militaire. Les enfants eux-mêmes, car il en restait encore, étaient vêtus comme des soldats, et présentaient des visages sévères, déjà presque adultes. Mais en dehors de sa population, c’était surtout la ville qui le fascinait. C’était la première fois qu’il lui était donné d’en visiter une. N’ayant rien connu d’autre que ces hameaux champêtres où les toits servent essentiellement à se protéger des intempéries, et des regards indiscrets, à supposer qu’il y en eût, il avait toujours envisagé avec appréhension, malgré sa curiosité, de se trouver au cœur d’une de ces grandes métropoles qu’érigeaient les humains pour s’y dissimuler, et pour s’y engloutir. Celle-ci, quoique propre et brillante, lui parut aussitôt dépourvue d’attrait, et fort inquiétante, en dépit, ou peut-être à cause, de l’ordre qui y régnait. Ici aussi, la matière dominante était l’acier. Gris et froid, plus solide que la pierre, il recouvrait les façades et balisait les rues, n’offrant à voir aux intrus que leur propre image, floue et déformée, sur la dureté du métal dépoli. Il semblait que ceux qui logeaient entre ces murs ne pouvaient vivre que sous une armure, et il songea qu’ils étaient peut-être plus à plaindre encore qu’à redouter. Mais ce qu’il ignorait de prime abord, et soupçonna par la suite, c’était qu’il ne voyait là que ce que les éturbes consentaient à lui montrer. Ils marchaient alors sur l’avenue principale qui menait tout droit au palais impérial, et les constructions s’élevant de chaque côté de la voie, accolées les unes aux autres, constituaient en quelque sorte la vitrine d’Abatt, qui cachait ses ruines derrière des parois inébranlables afin que l’on pût croire encore à sa puissance. En effet, les anciens faubourgs de la capitale, que quelques allées transversales faisaient brièvement apparaître, leur offraient un contraste saisissant, avec ses ruelles sombres et fétides et ses vieilles bâtisses qui, faute d’occupants pour les entretenir, se lézardaient, moisissaient et tombaient en poussière. Par endroit, des plantes vivaces, des herbes folles, des arbres insolents qui, sous la carapace du centre ville, n’auraient pas eu la moindre chance de s’épanouir, achevaient d’accomplir l’œuvre de ce déclin, dû à l’effondrement démographique et à l’usure morale de ce peuple autrefois si arrogant. S’infiltrant par les interstices entre les pierres, bousculant leur agencement, devenu inutile, la nature prenait ainsi sa revanche sur l’hégémonie des hommes. Du reste, il en allait des hommes comme de la cité. Leur reproduction se limitant à quelques familles, la plupart d’entre eux étaient marqués par leur naissance, physiquement et mentalement diminués, voire dégénérés pour certains. Mais là encore, on prenait bien soin de ne montrer aux éventuels visiteurs que ceux pour qui le mal était le moins visible, et qui se tenaient debout, fiers et droits, perpétuant de la sorte l’image préservée d’une race en tout point supérieure. Ainsi étaient ceux qu’ils croisèrent le long de la route, et qui les suivirent du regard sans réaction, hostiles par habitude mais point trop menaçants. Pourtant nos amis avaient fière allure. Eoliance allait devant, portant Baltos qui, pour se donner un air conquérant, gardait sa main posée bien en évidence sur le pommeau de l’épée offerte par les ondins. Un peu en arrière, l’encadrant d’un air protecteur, suivaient Fergance et Morgance. Lyance enfin, la tête basse, fermait tristement la marche. Se sentant toujours coupable de la disparition de Serylia, il avait choisi de lui-même la position la plus vulnérable.

Livre III

Premier extrait, chapitre I :

             ... Ensemble ils se levèrent, puis se séparèrent, Gawein descendant un petit escalier qui partait de la terrasse et menait vers le village, et nos deux amis se rendant allègrement derrière l’auberge où se trouvait le potager. Comme prévu, ils passèrent l’après-midi entière au milieu des salades et des artichauts, cueillant petits pois, haricots et tomates, puis se perchant sur les arbres pour les délester de leurs fruits les plus mûrs. À vrai dire, ce travail n’était pas pour leur déplaire, d’autant que leur hôte n’était pas exigeant, les laissant se reposer aussi souvent qu’ils le souhaitaient, en savourant au passage ces délicieux dons de la nature. Si, dans de telles conditions, le temps ne pouvait que passer très vite, ils n’en étaient pas moins impatients de voir arriver le soir, et la perspective de vivre de nouvelles aventures à travers un récit, ce qui était sans conteste bien moins dangereux, et bien plus confortable que d’aller courir les routes. Lorsque la nuit vint, à pas de loup, envelopper les êtres et les choses d’une brume sombre et froide, venue du nord, les enfants rentrèrent sans tarder pour s’installer en attendant leur nouvel ami. Ils eurent alors la surprise de constater qu’ils n’étaient pas seuls, plusieurs habitants de l’agglomération étant venus, sachant ce qui se préparait, pour écouter eux aussi cette histoire qu’ils avaient entendue cent fois, mais dont jamais ils ne se lassaient. Dans la vaste cheminée, des flammes crépitantes réchauffaient agréablement la pièce en l’éclairant de lueurs dorées et changeantes. Enfin, la porte s’ouvrit lentement, et le conteur fit son apparition. Il était emmitouflé dans un long manteau de laine d’un gris sombre, et son grand chapeau, qu’il ne quittait pas, enfoncé jusqu’aux oreilles, couvrait tout le haut de son visage d’un loup noir au milieu duquel seuls les yeux toujours brillants étaient visibles. À petits pas, s’aidant de sa canne, il marcha vers le centre de la salle et s’assit sur une chaise qui, apparemment, n’était là que pour lui. Délaissant son comptoir, l’aubergiste lui-même accourut, afin de ne pas perdre une miette de son récit. Relevant alors les bords de son chapeau, le vieillard prit une profonde inspiration. Il semblait moins rassembler ses souvenirs qu’en écarter un grand nombre, et faire soigneusement le tri dans tous ceux qui restaient. Mais dès l’instant où il ouvrit la bouche, un silence absolu se fit autour de lui, et ce fut comme s’il avait par son seul pouvoir congédié le temps, le contraignant à quitter les lieux pour s’en aller attendre derrière la porte qu’il ait fini. Avant de commencer, cependant, il se tourna vers la fenêtre, à travers laquelle on distinguait encore le paysage, malgré la nuit qui s’intensifiait de minute en minute. Des lueurs brûlaient faiblement, éparses, dans la vallée, tandis que d’autres, plus puissantes, illuminaient les créneaux du palais royal.
            — Voici donc le royaume d’Elhiador, dit enfin Gawein. La partie qui nous intéresse pour la bonne compréhension des faits s’étend de la petite colline au flanc de laquelle nous nous trouvons en ce moment, jusqu’à la montagne qui culmine à l’est, et qui porte le somptueux château que vous apercevez là bas. C’est le château d’Elleb, capitale de notre beau pays. Au moment où débute mon histoire, c’est à dire, il y a un peu plus de quatre cents ans, celui-ci avait un aspect à peu près identique à ce que vos yeux contemplent. Des peintres de cette époque en ont fait des reproductions, et bien habiles seraient ceux qui trouveraient la moindre différence entre leurs œuvres d’alors et la réalité d’aujourd’hui. Pourtant, je puis vous dire qu’à la vérité, c’était un tout autre royaume, n’ayant rien de commun avec celui que nous aimons tant, où il fait si bon vivre.

Deuxième extrait, chapitre III :

          ... Et faisant quelques pas, à tout hasard, ils découvrirent un petit embranchement, une côte étroite, serrée entre deux maisons, qu’une perspective savamment trompeuse leur avait empêché d’apercevoir dans l’autre sens. Ils s’y engagèrent donc et, après un simple tournant, se trouvèrent tout naturellement place du mat. Cette fois, au vu du panneau fraîchement repeint, il n’y avait plus à en douter. Elle était exactement semblable à celle du pat. Mais là, sur les cases noires et blanches du damier, se trouvaient des menteurs. Ils étaient huit, répartis équitablement sur les deux moitiés de la place. Dans chacun des deux camps, l’un était vêtu de jaune, l’autre de bleu, le troisième de vert et le dernier de rouge. Seuls les masques, tous inexpressifs, mais blancs d’un côté, noirs de l’autre, les différenciaient. Au milieu, ils crurent reconnaître le mystérieux personnage, vêtu de noir et portant un masque blanc tout aussi neutre, qui les avait croisés à plusieurs reprises. Cependant la conversation qui s’engagea par la suite leur prouva qu’il s’agissait d’un autre, habillé de façon identique. Mais la situation de la place, surtout, les surprit au plus haut point. Terminant le passage des feintes — tel était le nom de la ruelle dissimulée qui y conduisait — elle se trouvait à l’extrémité d’un plateau surplombant le vide, qu’un vent violent balayait impitoyablement, faisant voltiger les drapés multicolores de leurs ennemis. De leur position, ils apercevaient la tour, aussi flagrante qu’inaccessible, comme toujours. Mais, fait nouveau, quelque chose les séparait d’elle dont ils ne pouvaient rien voir. Il semblait qu’un grand fossé avait été creusé autour d’elle, comme des douves entourant un château fort, au bord duquel ils se trouvaient à présent. Or cette faille entamant le flanc du mont Stratos était invisible du seuil de la cité. Ainsi, l’impression qu’ils avaient eue de toujours grimper vers la vérité n’avait été qu’un leurre, car leur parcours n’aboutissait qu’à ce plateau venteux, sans issue, tombant sans doute à pic, et dont ils seraient contraints de repartir. Un léger vertige s’empara d’eux à cette idée, mais ils n’eurent pas le temps d’y céder, car déjà, le menteur situé au centre les interpellait énergiquement.

— Ah ! Voici nos candidats, s’exclama-t-il, nous allons enfin pouvoir jouer. Permettez-moi de me présenter, je suis l’arbitre de la partie. Mais comment se fait-il que vous soyez en retard à ce point ? Vous seriez-vous perdus ?

            — Vous nous attendiez donc ? répliqua Serylia, esquivant le coup par une autre question.

            — Bien sûr. Et depuis fort longtemps. Avant même que vous ayez franchi les portes de la cité, je savais que vous alliez venir. Et cependant, vous y avez mis le temps !

— Nous commencions du reste à le trouver long, le temps, dit un des joueurs en vert d’un ton irrité, comment peut-on être lent et négligeant à ce point ? Enfin quoi ! Mettez-vous à notre place, pauvres pions que nous sommes, contraints de rester debout, inertes, plantés sur une case dont nous ne pouvons partir !

            — Des pions ? Vous n’êtes que des pions ? s’étonna Baltos, mais dans ce cas, où sont nos adversaires ?

            — Vos adversaires ? Mais vous n’avez pas d’adversaires, reprit l’arbitre, pourquoi en auriez-vous ? On ne vous veut aucun mal. L’endroit où vous êtes n’a rien d’une jungle ni d’un champ de bataille. C’est la cité du mensonge, bâtie sur la cime du mont Stratos, au sommet du monde civilisé.

            — Alors, contre qui allons-nous jouer ?

            — Et bien… contre vous-mêmes !


Troisième extrait, chapitre IV :

              ... À l’opposé, sur la gauche du chemin, un petit torrent d’une eau si limpide qu’elle semblait de cristal filait en lacets à travers des rochers pailletés de quartz, de sulfure et de mica dont les multiples facettes scintillaient à la lumière. Mais, chose extraordinaire, les cascades successives qu’il formait s’accommodaient fort bien des caprices du décor aux nombreux escarpements, et remontaient verticalement aussi bien qu’elles les descendaient ses différents paliers minéraux. Des plantes multicolores aux nuances inattendues jaillissaient de part et d’autre, poussant comme en pleine terre sur les roches, en écartant délicatement les écailles glacées, émaillées, des cristaux dont elles étaient faites. Derrière chaque buisson, semblait-il, se dissimulait un visage, dont ils ne pouvaient voir les traits, mais sur lequel ils devinaient un sourire. Conquis par la douceur et la beauté des lieux, les corliandais avançaient toujours sur les traces du loup blanc, dont les haltes répétées, bienveillantes, rythmaient leur promenade. Un peu plus loin, l’allée formait une boucle, entourant un terre-plein arrondi au milieu duquel se dressait un arbre. Ils n’auraient su dire quel en était le nom, mais en l’approchant, ils découvrirent qu’à ses rameaux pendaient de curieux fruits longs, légèrement annelés, à la peau opaline, fine et translucide, et dont la pulpe à travers elle semblait d’un aspect plus curieux encore. Comme ils s’arrêtaient pour l’examiner, ils virent soudain ces frêles écorces se fendre, s’ouvrir en cœurs, puis libérer à leur grande surprise des nuées de papillons : apollons, vulcains, paons du jour et autres lépidoptères non moins chamarrés, battant aussitôt des ailes en une explosion de couleurs éclatantes avant de s’envoler par milliers vers l’azur. Et déjà, au bout des branches, apparaissaient des chenilles en habit de velours, faisant frémir le feuillage tout entier de leurs vaines ondulations, puis, impuissantes à se détacher des tiges qui les portaient, filant soigneusement de nouvelles chrysalides pour mieux s’en délivrer. En grand amoureux des insectes, Baltos fut quelque peu déçu de ne pouvoir les étudier davantage, mais avec Serylia, sa curiosité l’entraînait plus loin, en direction d’un second arbre, disposé de façon similaire à quelques mètres de là. Dénué de fruits, celui-ci à première vue semblait plus ordinaire, quoiqu’il fût muni de feuilles telles qu’ils n’en avaient certes jamais vu. De plus près, elles leur apparurent de forme ovale et légèrement bombée. Peut-être les fruits se trouvaient-ils à l’intérieur ? De quoi s’agirait-il cette fois ? De coccinelles rouges à points noirs ou de scarabées d’or ? Autre curiosité, ces feuilles étaient frangées, à la base, d’une rangée de vibrisses d’un brun doré, légèrement recourbées vers le haut, et qui tressaillirent vivement à leur approche. Tressaillant à leur tour, ils venaient tout juste de réaliser qu’elles étaient semblables à des cils quand, soulevant au même instant leurs paupières végétales, des centaines d’yeux s’ouvrirent tout à coup, jetant dans le vide le regard insolite de leurs iris d’un gris pâle, céleste et bleuté, regard peut-être aveugle, mais que nos amis sentirent confusément se fixer sur eux. La surprise, jointe à une peur fugitive et incontrôlée, leur fit faire un bond en arrière, suivi, comme les yeux se refermaient, d’un plus grand détour, pour aller au devant d’un troisième arbre. Non moins étonnant, celui-ci leur fit oublier dans l’instant le léger trouble qui les avait saisis. En guise de fruits et de fleurs il portait des bijoux. Bagues et bracelets, broches et boucles d’oreille ornées de saphirs ou d’émeraudes, d’opales ou de rubis prolongeaient ses rameaux. Certains, venant probablement d’éclore, aux reliefs à peine ébauchés sur leurs montures d’argent, aux gemmes de teintes encore vitreuses, présentant un poli approximatif et inachevé, se ciselaient eux-mêmes devant eux et embellissaient à vue d’œil. D’autres, ayant déjà mûri, montraient un fini parfait et resplendissaient au sein des luxueux écrins de satin vert que formaient les feuilles ou se balançaient au bout de leurs tiges en faisant chatoyer leurs multiples facettes. Comme ils étaient retenus par des fermoirs, un collier dont le poids fit céder le sien tomba dans un tourbillon de pierreries aux pieds de Serylia. Elle le ramassa et le tint un instant dans sa main, le contemplant avec ravissement, puis voulut le remettre à sa branche, mais n’y parvint pas. Alors, jugeant que ses rangées d’améthystes et de péridot s’harmonisaient à merveille avec son teint d’un mauve pâle, elle en para son cou et rejoignit ses compagnons.