Suite du "Journal de bord, extrait N° 2", où nous
retrouvons le capitaine Anissan Rubyn en route vers l'Île de Béryl.
Le 5 mars 1579
Deux
événements m’ont empêché de poursuivre la rédaction de mon journal ces derniers
jours. Quelques rafales et les prémisses d’une tempête m’ont contraint de
modifier mon itinéraire, ce qui a laissé le champ libre à un nouveau bateau
pirate pour mettre le cap sur Béryl, en passant par le sud et le détroit de
l’île de Saphir. Nous nous sommes rencontrés il y a deux jours et avons dû
livrer bataille une fois de plus. Je suis fatigué de ces combats sans fin, moi
qui suis par nature un pacifiste convaincu. Mais si j’ai quelque espoir de
sauver ce qui reste des elfes aquatiques, je ne puis les abandonner à ces
mercenaires sans pitié. Je suis parvenu à mettre en fuite ces derniers, après
en avoir tué une douzaine. Je m’empresse de dire que je ne tire aucune fierté
de telles victoires. J’ai depuis longtemps cessé de compter les morts
provoquées par l’insupportable avidité de ces hommes des terres du nord qui
voudraient partout imposer leur loi. Mais je n’en suis pas devenu indifférent
pour autant. Si je parviens au but, et deviens gouverneur de l’île rouge comme
je l’ai promis, je ferai mon possible pour que règne enfin la paix sur
l’archipel d’opale. Je voudrais que mon île devienne un modèle pour toute cette
région équatoriale, si dramatiquement belle et convoitée. Certes, combattre
l’empire éturbe n’est point à ma portée. Mais j’ai bien l’intention d’utiliser
tous les moyens dont je dispose, y compris si nécessaire la magie de Lionna,
pour les empêcher de nuire.
Le 6 mars 1579
J’ai
enfin trouvé un peu de temps pour écrire. Un typhon est survenu dans la soirée
d’hier, qui nous a retenus sur le pont une bonne partie de la nuit. J’en ai
connu de plus violents. Néanmoins, nous avons dû nous arimer solidement pour ne
pas être emportés. Puis, dès l’apogée de la tempête, il nous a fallu écoper
avant de rejoindre nos couches, épuisés de fatigue et transis de froid. Ce
matin, nous avons constaté que deux voiles avaient été déchirées, et que le mât
d’artimon est en partie brisé. À ceci s’ajoutent quelques dommages plus
anodins. Dans l’ensemble, nous n’avons pas à déplorer de trop grands dégâts. À
présent, le calme est revenu, dominé par un soleil radieux. Jamais je ne
cesserai de m’émerveiller devant les caprices du climat, et de me sentir humble
face aux éléments lorsqu’ils se déchaînent, puis s’apaisent aussi rapidement.
Nous pesons si peu face à la grandeur et l’imprévisible violence de
l’océan ! Mais trêve de banalités. Nous sommes actuellement à 12,9%
latitude nord, et 161,3% longitude est. Bientôt nous allons nous trouver au
cœur de l’anneau de brume, situation toujours quelque peu éprouvante pour les
nerfs. Cependant, dans cette zone autrefois interdite, en principe, la mer est
d’huile. Cet étrange brouet qui la recouvre paraît repousser toute autre
manifestation atmosphérique. L’avancée est donc lente et pénible, mais sans
remous. Une fois arrivés sur l’île de Béryl, nous aurons le temps de réparer
ces avaries avant que de repartir.
Nous
voici baignant dans cette brume si épaisse qu’elle masque tout horizon durant
des heures. Seules les vergues les plus basses sont encore visibles. Le poste
de vigie a complètement disparu. Pour ma part, tant habitué à cet étrange
phénomène, je reste serein. Je préfère de loin la compagnie de mon journal à
celle de mes hommes, je le confesse. La plupart n’ont jamais traversé ce lieu,
et je sens s’installer en eux un mélange de tension et de découragement. Je me
suis évertué à leur expliquer qu’il n’y avait là rien d’alarmant, et qu’il
suffisait de se laisser porter. Cependant, je sais combien difficile est, pour
un jeune marin, d’accepter de lâcher prise. Le besoin de tout contrôler est
nécessaire à la survie en règle générale, mais il peut être aussi une entrave
au bon déroulement de cette perpétuelle confrontation avec les éléments. Cela
semble paradoxal mais nous devons aussi apprendre à nous en remettre à la
destinée dans bien des situations. Vollya a donc pris la relève, et la
confiance qu’il a su inspirer d’emblée à l’équipage m’a permis de descendre
dans ma cabine pour me consacrer à l’écriture.
À
quelle force occulte devons-nous ce bouclier nébuleux entourant les îles
centrales de l’archipel d’Opale ? Je ne sais si nous aurons un jour la
réponse. Le fait qu’autour de l’anneau, loin au-dessus sans doute, et avant
comme après lui, le ciel est sans nuage, rend cet endroit fort insolite, je
l’avoue. Autre chose, la température y est déconcertante. Le brouillard est
souvent synonyme d’humidité, donc de fraîcheur. Or ici l’air est tiède, presque
chaud, et surtout très sec. On y a bien plus la sensation d’une fumée
refroidie, en quelque sorte, que de gouttelettes d’eau en suspension. Le cœur
de cet archipel, dont nous ignorons tout, pourrait bien dissimuler un volcan.
Peut-être y trouvera-t-on l’explication scientifique de cette énigme. Il est
malgré tout difficile de croire que la nature est seule responsable de cette
fantaisie climatique. Aussi je ne blâmerai pas mes hommes, ni ne les
soupçonnerai de lâcheté. Je n’oublie pas non plus que lors de ma première
traversée, sur une sorte de radeau de fortune il est vrai, je me croyais déjà
mort, en route vers l’au-delà. Mais dans quelques heures, le ciel s’éclaircira,
comme par magie. L’île de Béryl jaillira dans toute sa splendeur, scintillante
à l’instar des vagues sous le soleil, telle une féerique apparition. Ils seront
tous émerveillés alors, comme le sont en général ceux qui l’abordent ainsi, et
ne regretteront certainement pas d’avoir un peu souffert pour l’atteindre, déjà
récompensés par cette simple vision.
Gagné
sans doute quelque peu, bien malgré moi, par l’angoisse qui perturbait
l’équipage, j’ai dû cesser d’écrire il y a deux jours pour remonter sur le pont
où nul ne tenait en place. Une bagarre a même éclaté entre deux matelots, pour
un prétexte anodin, heureusement vite maîtrisée. L’inaction est, pour certains,
plus dure à supporter qu’une bonne empoignade, dont le seul but est de fatiguer
le corps afin d’annihiler la pensée. Mais tout est rentré dans l’ordre à
présent. Je n’ai aucune certitude, mais il me semble que depuis mes premières
traversées de l’anneau de brume, il y a plusieurs années, celui-ci s’est un peu
aminci. Le parcourir prend moins de temps, alors que la vitesse du navire est
sensiblement la même. Peut-être viendra-t-il à disparaître, un jour
lointain ? Quoi qu’il en soit, cet épisode est derrière nous, car nous
avons bien débarqué dans l’île. Certains sont encore occupés aux dernières
réparations. Les autres savourent la pureté de l’air et l’éblouissante beauté
du paysage, auquel selon moi, nul autre ne saurait être comparé. La plupart des
hommes de l’équipage vont séjourner ici, fortement armés en cas d’invasion. Mon
bateau accueillera alors à son bord tout ce qui demeure des habitants de béryl,
et nous ferons cap sur l’île des dragons.
A suivre
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